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"La vie devient Alzheimer. Peu à peu, la maladie envahit tout et pénètre tous les niveaux de l'existence", analyse Michel Malherbe, auteur d'un essai philosophique sur la maladie de son épouse. La maison aussi devient Alzheimer, quand le proche accompagne le malade à domicile. Il doit peu à peu aménager l'espace, imaginer et bricoler des solutions aux nouveaux symptômes. « Il faut que je pense à tout, que je prévoie tout », raconte Josette, 67 ans. Elle a quitté son domicile en Allemagne pour s'installer chez sa mère il y a cinq ans. « Elle a besoin de ses repères, de sa maison. La mettre ailleurs, c'est la mettre en danger. » Josette refuse catégoriquement de placer sa mère dans un établissement spécialisé. Elle a d'abord fait installer un boîtier d'alarme en cas de chute, pour s'absenter de temps en temps. Mais sa mère oublie qu'elle peut y appuyer, et Josette ne la laisse plus jamais seule. Les produits ménagers et les médicaments sont sous serrure, l'arrivée de gaz a été déplacée à l'extérieur, les robinets trop souvent laissés ouverts ont été changés par crainte des inondations. A l'intérieur, l'emplacement des meubles et des éclairages trace les chemins de sa mère pour la guider. 



Lentement mais sûrement, le calvaire finit toujours par devenir financier. Maintenir un malade à domicile contraint la famille à débourser en moyenne 570 euros par mois, une fois les aides déduites, selon la dernière étude disponible, réalisée par France Alzheimer en 2010. Lorsque le malade est en maison de retraite, le reste à charge s'élève à 2300 euros. La moyenne des pensions de retraite en France était en 2010 de 1100 euros par mois – 877 euros pour les femmes, qui représentent près des deux tiers des aidants. « Si cela dure douze ans, je le ferai pendant douze ans, à moins de mourir avant elle, explique Josette. J'ai juste peur de tomber malade. Pour la mettre en Ehpad, il faudrait vendre sa maison. Ce n'est pas sa retraite de 900 euros qui pourra la payer ». Richard a, lui, fait le choix d'un accueil de jour, auquel sa femme se rend six jours sur sept, de 9h à 18h, pour 1300 euros par mois. « J'ai calculé que si je suis amené à l'héberger de manière permanente, dans un bon établissement près de chez moi, j'en aurai pour 5 000 euros par mois. A ce niveau-là, cela devient socialement sélectif ». Parce que sa femme a encore toutes ses capacités physiques, il touche une somme dérisoire grâce à l'Allocation Personnalisée d'Autonomie (APA). Il demandera bientôt une révision de l'expertise, pour recevoir à nouveau la visite d'une assistante sociale et d'un médecin spécialisé : « Ce jour-là, elle ne se souvenait pas de sa date de naissance et du nombre d'enfants qu'elle avait eus. En tout et pour tout, je reçois 90 euros par mois. »



« L'aidant à domicile joue le rôle d'un salarié non rémunéré vingt-quatre heures sur vingt-quatre », explique Françoise Buisson, bénévole chez l'association de familles France Alzheimer depuis maintenant cinq ans. « Tout le monde prône le maintien à la maison, le gouvernement comme les familles, poursuit-elle. Mais il faut qu'on s'en donne les moyens ». La loi d'adaptation de la société à la vieillesse, en vigueur depuis janvier 2016, encourage clairement les aidants dans l'accompagnement à domicile, et évite d'aborder le sujet des maisons de retraite. Pendant la phase de concertation, le ministère prévenait les experts que ce sujet serait traité ailleurs, et plus tard. En mobilisant un budget de 700 millions d'euros, financé par une taxe sur les pensions de retraite et d'invalidité, la loi prévoit une revalorisation des plafonds de l'Allocation personnalisée d'autonomie allouée aux personnes dépendantes en général. Elle met également en place des subventions pour permettre aux personnes âgées à revenu modeste d'équiper et de rénover leur domicile en prévention de la perte d'autonomie. 175 foyers logements, sorte de compromis entre le domicile et la maison de retraite, devraient être créés. Pour ce qui est du placement des malades en établissement, la loi se limite à promettre davantage de transparence sur les tarifs.



La reconnaissance juridique du rôle des « proches aidants » dans l'article 51 de la loi est une première victoire. L'article 52 prévoit pour eux, qu'ils soient issus ou non de la famille, un congé non rémunéré qui ne pourra pas être refusé par l'employeur, et vise à protéger les aidants actifs. Et surtout, il met en place un « droit au répit » : les proches aidants pourront bénéficier d'une enveloppe de 500 euros maximum par an pour financer la prise en charge temporaire du patient (en accueil de jour, dans un hébergement temporaire ou via une aide à domicile renforcée). « Cette mesure constitue un premier pas important, considère Gaëlle Bazille, chargée du suivi des politiques publiques chez France Alzheimer. Mais les mesures sont concrètement décevantes, car la somme est dérisoire par rapport à la charge financière supportée par les aidants ». Plafonné à 500 euros, le droit au répit financera tout au plus une semaine d'hébergement temporaire pour le malade. Les modalités de cette mesure sont encore inconnues, et devraient être annoncées par décrets d'ici l'été 2016 : « Le risque, c'est que cette aide ne concerne qu'un nombre extrêmement restreint d'aidants, poursuit Gaëlle Bazille. La loi stipule que cette aide peut être accordée à l'aidant à domicile dont la présence est jugée irremplaçable. Mais nous ne connaissons pas encore les conditions d'une telle évaluation. »

« Je remplace les médecins, les aides-soignantes, les aides à domicile. Je dois faire pour ma mère tout ce qu’on fait pour un enfant, sauf qu’au lieu de gagner en autonomie, elle a de plus en plus besoin de moi », raconte Josette, 67 ans. Sa mère est atteinte d’Alzheimer, comme 860 000 personnes en France aujourd’hui. Elle fait partie des trois millions d’« aidants », comme on les appelle, qui sont indirectement touchés par la maladie. Conjoints, enfants, amis, voisins : tous ces anonymes, non professionnels, aménagent autant leurs vies que leurs maisons pour accompagner leurs proches au gré de l’évolution des symptômes. Comme Alzheimer ne se guérit pas, ils savent qu’il faudra accompagner le malade jusqu’au bout : « Face à Alzheimer, les proches aident comme une canne aide à la marche : ils savent qu’ils ne répareront pas la hanche », résume avec lucidité Monique, qui a été l'aidante de sa mère.


Alzheimer n’est pas seulement une maladie de la mémoire. Entourer un malade, c’est tenter de trouver aussi longtemps que possible des parades à la perte des repères, du vocabulaire, des gestes indispensables du quotidien. Gérer les insomnies, l’anxiété, la perte du goût et des capacités de raisonnement. Assister, impuissant, à la dégradation progressive des échanges. Tandis que la charge affective est de plus en plus lourde, le soin demande de plus en plus de savoir-faire et d’investissement. En janvier 2016, la loi d’adaptation de la société à la vieillesse a pour la première fois reconnu juridiquement le rôle des aidants à domicile, toutes dépendances confondues.


Mais le progrès est encore trop maigre. D'autant que pour les proches de personnes atteintes d’Alzheimer, l’aide doit être spécifique. Ce long accompagnement – plus de huit ans en moyenne – mobilise souvent les conjoints, âgés, ou les enfants, actifs. Beaucoup sont désemparés face à une maladie complexe et encore taboue, qu'ils vivent dans le huis clos de leurs domiciles ou d'établissements spécialisés.




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Face à la lente évolution de la maladie, l'épreuve est d'abord psychologique. « Le problème d’Alzheimer, c’est combien de temps ça va durer », explique Bernard, retraité de 79 ans, lui-même atteint de la maladie de Parkinson. Sa femme a été diagnostiquée il y a maintenant douze ans. Après les premiers trous de mémoire, les premières incohérences, elle commençait à se perdre, à se mettre en danger. Parce qu’elle refusait d’entendre parler de « consultation mémoire », cet examen médical qui vise à diagnostiquer Alzheimer, il a prétendu s’inquiéter pour sa propre santé et l’a convaincue de l’accompagner. Après six ans à domicile, leurs deux corps ne suivant plus, Bernard s’est résolu à avoir recours à un Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « Je l’aime, j’ai un mal fou à ne pas aller la voir tous les jours ». Il y passe en moyenne quatre heures par jour.


A la maison de retraite, on le connaît, on le salue. Ce jour de janvier, Odile dort dans la salle commune, face à une immense télévision, au milieu d’autres résidents dans leurs fauteuils. On fait remarquer à Bernard qu’il est venu plus tôt que d’habitude. Il dépose sa friandise quotidienne. Il repassera. « Je n’ai le temps de rien. Pourtant je voudrais tant peindre davantage, cela me décharge de tout cela ». Depuis peu, Bernard exprime « la maladie, et le reste » dans ses tableaux. Il y a deux semaines, il a reproduit en grand les petits traits esquissés par les mains de sa femme – la seule partie de son corps qu’elle peut encore bouger. Au début, elle déambulait frénétiquement dans les couloirs, « 11km par jour parfois », se souvient Bernard. Elle est maintenant grabataire, et lui ne se déplace plus sans sa canne. Il sait qu’il s’épuise. Son médecin l’a déjà envoyé deux fois en maison de repos, mais il y est toujours allé à reculons : « A chaque fois que je suis parti me reposer quelque part, elle a perdu une capacité : la marche, puis le mouvement des bras ». Coïncidence ou conséquence ? Les proches vivent sous le couperet permanent de la culpabilité. « J’ai peur de disparaître avant elle. Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète. Mais vous savez ce qu’on dit, les aidants partent d’abord. »


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La loi ne comblera pas ce qui manque le plus aux aidants : l'information et la formation. Face à ce problème, Monique a créé en 2000 une liste de diffusion de courrier électronique - elle a choisi de l'appeler Aloïs, du prénom du Dr Alzheimer qui a découvert la maladie. « C'est un endroit de passage, où on partage nos "trucs", explique-t-elle. Une sorte de permanence ouverte à toute heure. Vous pouvez y écrire à deux heures du matin, et avoir du réconfort à votre réveil le lendemain matin ». Cette initiative vise à libérer les paroles anonymes, et à toucher ceux qui ne peuvent pas se rendre aux groupes de parole, des rendez-vous d'écoute et d'échange organisés localement dans toute la France. « C'est trop loin de mon village, comment aurais-je le temps d'y aller ? Et qui surveillerait ma mère ? », demande Josette.



Les proches ont besoin de formations pratiques, qui restent aujourd'hui à la charge des associations. France Alzheimer, par exemple, dispense gratuitement dans 97 associations locales un cycle de six séances, assurées par un psychologue clinicien et un bénévole formé. Au programme : des informations sur la maladie et ses symptômes, un bilan des aides possibles, des conseils sur les techniques de soin à domicile et sur la prise en charge en établissement spécialisé. « Je crois beaucoup à l'effet boule de neige, affirme Françoise, formatrice bénévole. 15 aidants formés maintenant, ce sont peut-être 100 familles sensibilisées dans six mois. Les aidants sont les meilleurs porte-paroles de ce qui leur convient.» Elle croit à « un travail de fourmis à petits pas», qui ira peut-être jusqu'à toucher les aidants isolés, qui hésitent à pousser la porte ou ignorent même qu'elle existe. Car les aidants qui passent entre les mailles du filet, à dessein ou non, sont nombreux. « Les formations pour aidants ne touchent que ceux qui en ont le moins besoin, considère Michel Cavey, médecin gériatre à la retraite. Celui qui vient pour se former, en un sens, est déjà sauvé.»



« Si on ne veut pas que les aidants crèvent, il faut les professionnaliser », renchérit-il. Il souhaiterait la généralisation d'un véritable « coaching à domicile qui accompagne les aidants sur le terrain, de manière pratique : « ce coaching ne doit pas être seulement psychologique, il doit avant tout enseigner les techniques du soin ». « Pourquoi ne pas apprendre en s’occupant des malades des autres ?, demande-t-il. Quand ce n’est ni son père ni sa mère ni son conjoint, on voit bien plus de choses. » Il déplore aussi le manque de dialogue avec le corps médical, et l’incompétence de beaucoup de familles : « Il est très douloureux, et c’est normal vu la charge affective qui est en jeu, d’accepter qu’un professionnel puisse faire mieux que soi ». Ce qui peut aller jusqu’à donner lieu, selon lui, à des « maltraitances non voulues, enrobées de tellement d’amour qu’on ne les voit pas ».



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Les histoires des proches regorgent de souvenirs amers : « on m’a accusée de vouloir tuer ma mère, mais moi je voyais bien que les médicaments lui faisaient du mal, donc j’ai arrêté de les lui donner », raconte une aidante. Elle a construit sa propre « médecine » : « J’ai beaucoup lu, j’ai observé, j’ai tout appris sur le tas. » Elle ne fait plus confiance aux aides à domicile, et n’attend presque plus rien des politiques publiques : « C’est la faute de l’Etat, qui ne prend pour nous que des demi-mesures. » Conséquence de ce désenchantement, selon le gériatre Michel Cavey : « Plus de la moitié des placements en établissements arrivent par défaut, pas par choix, et quand il est trop tard. Tout le monde a explosé, et le malade ne peut plus s’adapter. »


« Si la maltraitance existe, il faut aussi savoir que les traitements inadaptés sont presque toujours la norme en établissement », ajoute Françoise Buisson. Selon elle, le manque de formation concerne aussi beaucoup de professionnels, ce qui explique en partie la méfiance des aidants. « Un malade d’Alzheimer est bien traité quand toutes les personnes qui l’approchent sont formées et évitent les maladresses criantes », explique-t-elle. Parce qu’Alzheimer est une démence qui désoriente et angoisse le malade, des actes parfois anodins – parler, se nourrir, se vêtir – peuvent devenir traumatiques. « Combien de fois ai-je entendu parler de toilettes qui se sont mal passées et ont créé un blocage ; ou vu des malades refuser de se nourrir parce qu’on s’y prenait mal », déplore la bénévole. Pour elle, pour rétablir la confiance entre les aidants et les professionnels, rien ne doit être laissé au hasard : « Même le personnel d’entretien devrait être formé, car les intrusions sans précaution peuvent être catastrophiques. »


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Laure Andrillon

Illustrations : Lucile Aimard

Former l’entourage ne suffira pas. Pour la bénévole, c’est toute une vision de la maladie qu’il faudrait pouvoir changer. Alzheimer reste un mot tabou. « En dix ans de maladie, nous n’avons jamais employé le mot Alzheimer devant mon père », se souvient ainsi Anne-Marie. « Quand ma mère a été diagnostiquée dans les années 2000, Alzheimer était presque un gros mot », raconte Monique. Aux non-dits s’ajoute la gêne face à certains symptômes : au premier chef, la désinhibition et l’agressivité. « Mon mari se met à manger avec les doigts » ; « elle est parfois tellement vulgaire » ; « elle s’obstine à vouloir sortir en pyjama, j’ai peur que nos voisins la voient » ; « ma mère se donne des claques » ; « il me donne des coups… des petits, et des gros ». Ces phrases finissent parfois par être lâchées, comme des aveux trop longtemps retenus, lors de groupes de parole ou de formations pour aidants. C’est la relation entière entre l’aidant et l’aidé qui est transformée : « il me repousse et en même temps il me suit partout », raconte une épouse ; « elle n’est agressive qu’avec moi », conclut un époux. Une erreur d’appréciation due à un manque de distance, selon le gériatre Michel Cavey : « La personne ne devient pas méchante, nuance-t-il. Elle lâche prise, elle se met en colère parce qu’on a mal manœuvré, et manœuvrer ça s’apprend. Il faut repenser toute la relation. »



Parce qu’Alzheimer est un mot qui angoisse aussi les autres, les proches se cachent souvent. « Dire à un entretien d’embauche qu’on aide sa mère qui a Alzheimer, ce serait faire une erreur stratégique », rappelle Monique. « Alzheimer isole et gêne parce que c’est bel et bien une démence, dont la société ne sait pas toujours comment parler », affirme la bénévole Françoise. Michel Mazeirat, gériatre dans le milieu hospitalier, explique qu'« Alzheimer est une maladie honteuse pour les proches, parce que c’est une déchéance progressive de toutes les capacités, qu’il est difficile d’accepter. Mais la maladie met aussi les équipes de soignants mal à l’aise : c’est une maladie sans traitement, mal caractérisée, et très différente d’une personne à une autre. » Même les paroles de réconfort en viennent à déranger. Richard parle de moins en moins de la maladie de sa femme : « Cela m’irrite qu’on me dise "bon courage" et "je vous admire". Ce que je fais est naturel et normal. Je ne suis pas aidant, je suis aimant. »



« Plus qu’une inflation des aides, il faut une loi qui nous fasse changer de mentalité », analyse le sociologue Serge Guérin, spécialiste du vieillissement de la population. Il souhaiterait que les aidants n'aient ni à se cacher ni à s'isoler dans leur tâche. Et nous invite à reconnaître le savoir-faire et les qualités humaines que les proches développent au quotidien : « Maintenant que l’on commence à reconnaître les aidants, il nous faut valoriser le service qu’ils rendent à la société et les économies qu’ils lui font faire, ajoute-t-il. Nous devons mettre en avant leurs compétences, qui sont réelles. Tous ces aidants sont transformés, ils ont du courage et ils savent plein de choses. Près de la moitié d’entre eux sont des actifs, il faut absolument le dire aux recruteurs ! »

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Quel budget pour les aidants ?

Alzheimer en 2040

Qui sont les aidants ?